dimanche 12 février 2012

Martinet

  Mon père était médecin de campagne dans un petit village de l'Ouest de la France. Un jour, un de ses patients lui fit un cadeau dont on se serait bien passé. Je ne pense pas qu'on ait eu droit à des présentations en bonne et due forme à l'époque mais plutôt à une entrée en matière corsée. Le cadeau, c'était un manche en bois de 20cm de long auquel étaient cloutées des lanières de cuir marron d'1m de long. Les lanières avaient une section carrée de 1cm de côté. Du fait maison. Ce cher patient à mon père l'avait fabriqué "spécialement pour vous docteur, je sais que vous avez 4 enfants..."
   Impossible à saboter. Le petit Cham a réussi une fois à couper 2 lanières. Il avait utilisé 2 sortes de ciseaux différents et même un couteau. La petite Rose a dit: "Non, arrête... T'es fou... Fais pas ça, tu vas te faire buter...". Il a fini de couper une lanière au couteau. Quand mon père s'en ait aperçu, il ne l'a pas loupé. La petite Rose dans sa chambre juste à côté a bouché ses oreilles, la boule au ventre. 
   Il y aura eu 2 époques, une avant et une après le martinet. Avant ce délicieux cadeau, il y avait les cuillères en bois, sur les jambes nues, les fesses, les doigts qui essaient de protéger le reste. Douloureux les doigts, les ongles. Avec le martinet, on a compris que les cuillères en bois ça faisait moins mal. La cuillère en bois est devenue la punition du faible, alias ma mère, qui pendant une époque n'utilisait plus que ça pour nous "calmer". 
  A l'époque mon père rentrait tard et pour nous c'était la liberté, on était surexcités, on faisait connerie sur connerie, je pense qu'on était stressés en fait, du retour du "Boucher" (mon frère m'a rappelé ce surnom qu'on donnait à mon père). Ma mère cuisinait et nous on faisait tout pour la rendre dingue, se battre, foutre le bordel alors qu'on devait ranger. Souvent, on avait droit à une bonne raclée à la cuillère en bois. Ça calmait les esprits au début mais on a vite compris que ma mère fatiguait beaucoup plus vite que mon père et que ses coups faisaient beaucoup moins mal! J'ai tout de même le souvenir d'avoir vu des cuillères en bois voler en éclat dans la pièce. Et au bout d'un moment, ma mère s'est mise à nous menacer avec le martinet, puis finalement elle s'en ait servi aussi, mais seulement des petits coups avec les extrémités sur les chevilles et les pieds.

   Au supermarché du coin, ils vendaient des martinets (!) mais avec de tout petits manches en bois et des lanières en plastique transparent de 20 cm de toutes les couleurs, bref, un accessoire de cirque comparé à celui de mon père.
   Le petit Nils en rigolant: "Maman! Regarde le martinet! Il est vraiment minus par rapport au notre! Il doit pas faire mal, celui-là!". Ma mère, un rire genée: "Chuuuut!".

   Le martinet, c'est dans la main de mon père qu'il devenait effrayant. Parfois, il ne s'énervait pas tout de suite et il disait, à table par exemple: "Va m'chercher le martinet" d'un ton sec. La personne visée obtempérait sans moufter. Et d'un coup, ça partait, en martelant la leçon pour qu'elle rentre bien. 
   Le martinet sur un pantalon, c'est douloureux, ça brûle. Le martinet sur les jambes nues, c'est horrible dirait la petite Rose. Quand l'orage est passé, réfugiée dans sa chambre, elle soulève le bord de sa jupe, ça chauffe. Puis les lanières apparaissent en relief sur la peau, en rose fluo, avec parfois une trace de sang au bout. Elle recouvre sa cuisse avec sa jupe et pose doucement sa main sur le tissu, ça chauffe à travers.
 Et après? Je me demande à quoi elle pensait la petite Rose juste après ce moment-là? Impossible de m'en rappeller. Encore plus tard, tout est redevenu calme, chacun dans son coin, on se retrouve mais on parle à voix basse. On montre sa solidarité avec celui qui vient d'être puni avec un "Quel connard..." à peine expiré.
   A cette époque, le martinet a disparu quelques fois, disparitions volontaires orchestrées par l'un de nous 3. Malheureusement, ces expéditions punitives se terminaient en général très mal pour nous tous. Je ne sais pas ce qu'il est devenu ce fameux martinet, je pense que mes parents s'en sont débarrassé lorsque nous avons déménagé à l'étranger (à mes 13 ans). J'espère qu'ils n'en ont pas fait cadeau à quelqu'un d'autre.


Roger Ballen Ambivalence (2003)  

   
      

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