Je m'étais réjouie un peu trop vite... Ces derniers jours, j'avais retrouvé plein d'énergie, je me sentais un peu plus proche de moi-même, bienveillante envers moi-même, plus saine dans ma relation avec les autres. Il y a eu quelques crises, bien sûr, avec une seule fois une très forte envie de me faire mal mais j'avais réussi à me maîtriser et plus ou moins l'analyser. Bref, j'allais bien. Assez bien pour décider de souhaiter un bon anniversaire à mon père.
Et en moins d'une demie heure de conversation, la vilaine honte qui revient, celle qui fait qu'on est moche, petit et sale. La petite touche d'humiliation au détour d'une phrase "innocente", un brin de manipulation, de culpabilisation, je me sens mal, en danger.
Mais, depuis que j'ai ouvert les yeux sur mon passé, je vois clair dans leur jeu. Je sais exactement ce qu'ils attendent de moi et à quel moment. En discutant avec eux je retrouve le même vieux costume qu'ils ont taillé pour moi il y a 33 ans. Et la pièce de théâtre continue, sur votre écran si l'appel est par Skype...
Voilà ce soir ça m'a fait mal. Et ça a duré une heure ou deux avec une impression de régression, une peur, une angoisse vague qui tenaille. Le sale goût amer qui revient dans la bouche. Comme il y a 6 mois, quand j'étais au plus mal, au plus enfoncé dans cette noirceur. Puis, j'ai eu de la colère envers mes parents, envers mon père. J'ai repensé aux anniversaires de mon père. C'était le seul bisou de l'année, que dis-je le seul contact physique que j'avais avec mon père dans l'année à part les claques, coups de doigts ou autres punitions/jeux. Alors oui, forcément, ce contact fait peur. Chacun à notre tour on allait faire un "bisou" à papa pour son anniversaire. Je me souviens comme c'était effrayant.
Au premier abord, ce qui frappe la petite Rose c'est cette odeur d'après-rasage qu'il a utilisé pendant toute cette période-là. Un parfum lourd de menace car associé au personnage et à cette crainte qu'il inspire. Elle approche de son papa mais n'ose pas le regarder dans les yeux, c'est trop étrange ce qui va se passer. L'odeur devient plus forte alors qu'elle approche sa petite bouche du visage. "Bon anniversaire papa" à peine soufflé. La bouche qui frôle à peine la barbe qui pique et un peu la peau. Sous cette peau, la petite Rose sent un frémissement de rage, de colère, un animal sauvage qui attend. Même s'il est caché pour le moment il peut resurgir n'importe quand, se défouler sur n'importe qui, imprévisible. C'est déjà fini, le bisou. Lui, bien sûr n'en a pas donné. Il lui serre très fort une épaule d'un geste brutal, maladroit. Il dit: "Merci ma fille" d'un ton ironique, un sourire mauvais. La petite Rose ne le sait pas encore à ce moment-là mais il ne sait pas exprimer ce qu'il ressent, ça lui fait peur, alors il diminue, il rabaisse pour donner le change. Il les regarde patauger chacun à leur tour dans cet exercice affectif où leur maladresse est flagrante.
Autre souvenir douloureux, une fois qu'on lui avait acheté une bouteille de vin pour la fête des pères, il a rigolé car c'était de la piquette (c'était le cas, d'ailleurs) puis il a dit à ma mère qu'on avait fait ça juste pour ne pas se faire taper, qu'on était des lèche-culs (il faut dire que ça arrivait parfois). Ma mère avait été blessée car elle nous avait aidés à acheter le cadeau. Avec le recul, c'était un peu ça, un micropeuple de 3 ou 4 enfants qui faisait une offrande à leur dieu. Un dieu merveilleux et terrible, duquel ils attendaient tellement, duquel ils dépendaient fortement. Un dieu de colère noire et de foudres cinglantes. Mais on ne voulait pas seulement éviter une punition, on ne le savait pas à l'époque mais ce qu'on voulait c'était de la proximité, de l'échange, de la gratitude, de la considération, choses que mon père était incapable de partager avec nous. Mais bon, je pense que ce sentiment de toute puissance devait bien lui plaire à l'époque.
Voilà petite Rose, pardonne moi d'avoir oublié ces "bisous d'anniversaires" tendus et effrayants. Tu n'as plus besoin d'avoir peur maintenant, tu n'as plus besoin non plus de commencer à penser à cet anniversaire 2 mois avant "C'est bientôt l'anniversaire de mon père, il faut absolument que j'y pense". Tu n'es plus obligée d'envoyer un mail, d'appeler s'il n'a pas répondu au mail. D'avoir peur qu'il ne l'ait pas vu et qu'il pense que je l'ai oublié. Rose, tu peux arrêter d'attendre quelque chose de sa part, ce que tu attends il ne pourra jamais te le donner: l'amour dont tu avais besoin il y a 25 ans.
Bon, je parle de moi à la troisième personne, il est donc l'heure d'aller dormir...
Bonne nuit à tous,
R.
Marilyn Monroe :"Happy birthday Mr President"